La mâchecroute, le monstre des inondations
Au moyen-âge, sous le pont de
Le long du Rhône, le monstre a pour nom : Mâchecroute à Lyon, Tarasque à Tarascon,
Drac en Arles, Coulobre à Cavaillon. On l’appelle Graouilly à Metz et de tant d’autres noms à faire peur sur les rives de toutes les rivières du pays.
L’Histoire retient des inondations mémorables, je vous en rapporte quelques éléments du tableau chronologique des phénomènes météorologiques de Darnajoux :
Celle de l’an 280, de 579, qui ravageront Lyon, celle de 821 où les plus grands fleuves, le Rhin, le Rhône et
Les effets d’un l'hiver de 7 mois en l’an 874 sont désastreux. Les animaux domestiques, l'espèce chevaline surtout, succombent en grand nombre. Le froid, la famine et l'épidémie qui succéderont à ces frimas enlèveront presque le tiers de la population.
Notons les crues de 1501 et celle de 1510 :
1801, 1756, 1812 Les habitants éprouvent des dégâts considérables.
.
Cette litanie de dates n’est pas étonnante car à y regarder de près, le Rhône a tant de bras sur la rive gauche qu’il ne peut qu’inonder cette zone dès que son niveau augmente.
Marie des Terreaux, très connue à Lyon à cette époque et qui vécut de 1811 à 1832 est une humble fille douée de l'esprit prophétique ; elle vit d'avance les événements de la chute de l'Empire et de
Alors, parlons en des bas-fonds et de la boue car ces mots sont à prendre aussi au sens figuré.
Au milieu du 19ème siècle, une population s’est agglutinée autour des nouvelles usines crées vers 1830 dans la ville suburbaine de
Le grand dictionnaire Larousse du 19ème siècle en rajoute à l’article Lyon paru en 1873 : A Lyon, comme dans toutes les agglomérations, ils existent des éléments mauvais et corrompus. Mais ce n’est point parmi la laborieuse population de
Le quartier de
Les kangourous et les apaches sont les voyous de la fin du 19èm siècle. Gérard Chauvy rapporte les enquêtes d’un confrère de cette époque qui trace un portrait type du kangourou du Bois-Noir : il en existe de deux sortes : jeunes désœuvrés, déclassés, inaptes au moindre travail, rebelles à la moindre discipline, enclins à tous les vices. Le premier échelon en quelque sorte où se recrutaient les plus doués, ceux jugés dignes d’appartenir à la vraie confrérie des kangourous chevronnés. Ceux-là travaillent par groupe de dix, vingt, parfois cinquante. Ils observent leur victimes qu’ils encerclent, isolent, pillent ou violent.
On trouve chez Proudhon une analyse de ce vocabulaire employé tant à Paris qu’à Lyon :"Les mots communément employés et qui reviennent avec une telle insistance en ces écrits, expriment le caractère véritablement racial des antagonismes sociaux à Paris, à Lyon. C’est en termes de races que les groupes sociaux se considèrent, se jugent et s’affrontent."
En vérité, la vie à
- Aller chercher des grésillons pour se chauffer
- Aller chercher des chiffons pour acheter du pain.
- Aller chercher du fumier de cheval
- Ramasser les morceaux de charbon qui tombent des voitures
- Balayer les rues, la boue ;
- Aller chercher pour un sou de pain, un sou d’huile, de vinaigre
- Aller demander de l’ouvrage dans les ateliers, les magasins
- Aller demander l’aumône : os, papiers, grolles
- Aller faire la quête pour avoir des livres, du papier
Comme aujourd’hui en Argentine ou ailleurs, la misère pousse les enfants et parfois les adultes qu’elle touche vers les décharges pour recycler les déchets des plus riches.
30 octobre 1840, 2 heures du matin :
Dans la nuit de samedi à dimanche, 4 artilleurs, surpris près de la digue de la tête d’Or, trouvent refuge sur le toit d’une maison non loin de là et y passent la nuit. Le commandant du poste, inquiet sur le sort de ses factionnaires fait venir un marinier, nommé Huchard, il l’engage pour retrouver les artilleurs, lui promettant pour récompense la somme qu’il fixera « la mission est périlleuse, mon commandant ! Aussi j’irai pour rien, mais pour l’argent, non !
Au milieu de ce cataclysme effrayant les plus beaux traits de dévouement et de courage ont lieu.
Un accident grave vient s’ajouter à l’horreur de ces scènes de désolation, dès le soir de cette fatale journée de 1840. L’eau, ayant pénétré dans les tuyaux conducteurs de gaz,
Le fleuve se précipite avec fureur à travers les avenues de Noailles, de Créqui, de Gramont et de Vauban. Les maisons sont renversées. On voit, au point du jour, le Rhône entraînant pêle-mêle, des bois de toute nature; bientôt s’y mêlent des meubles, des effets mobiliers : tout annonce de terribles dégâts. Le Rhône, arrivant derrière
9 heures du soir, un de ces courants débouche sur le cours Bourbon par la rue de l’Epée, fait crouler avec fracas une maison située à l’angle. Deux barques, chargées de femmes et d’enfants, sont un instant dérobées à la vue par la poussière qui s’élève, les barques réapparaissent heureusement quelques instants plus tard. Vingt maisons tombent au alentour du gazomètre; une maison de 5 étages ne conserve qu’un pan de mur.
10 heures du matin, les eaux s’élèvent toujours et se présentent en même temps, sur la place du pont de
Une fois que le haut du pavé de cette place est atteint par les eaux que vomissent à la fois ces quatre bouches béantes, elles se confondent toutes et se précipitent dans la grande rue de
Le Rhône franchit le mur du fond du bas-port vers
31 octobre 1840, 2 heures de l’après-midi
Le Rhône s’arrête. Il est arrivé à
Ecoutons quelques Scènes de désolation rapportées par Kauffmann :
"Quelques uns des malheureux qui habitent des maisons à moitié détruites opposent de la résistance à ceux qui viennent les chercher et refusent de les suivre. Deux des bateliers improvisés trouvent un homme sur le seuil d’une maison déjà en ruine; ils le pressent de venir avec eux. Où voulez-vous que j’aille ? dit le malheureux.
Ma femme vient d’être emportée par le courant, mes deux enfants sont noyés ! ce n’est pas la peine de vivre comme ça, je reste ici » Les bateliers en s’éloignant voient la maison s’écrouler sur lui.
Un citoyen dévoué parcourt le cours Bourbon avec deux bateliers dont les efforts viennent difficilement à bout d’empêcher la barque de se briser entre les arbres; ils vont recueillir les habitants dans les maisons envahies par les eaux. Vous avez donc peur ? leur crie un homme confiant dans la solidité de sa baraque, ou plein d’une fatale insouciance ou cachant le désespoir sous l’apparence de la sécurité. Il faut s’éloigner sans lui. Le lundi matin, le même citoyen et le même batelier parcourent le même cours, examinant les désastres. Voyez-vous la maison où nous sommes venus avant hier ? - Oui, elle est tombée - et l’homme ? - Il est là. – Comment là ?- dans ce trou, quand les eaux décroîtront, nous trouverons son cadavre.
Sur le chemin de
L’issue des histoires n’est pas toujours aussi heureuse. Beaucoup périront.
Le nombre de maisons écroulées par l’inondation de 1840 s’élève à plus de 250 dans la seule commune de
Le désespoir n’a que peu de consolation mais il inspire.
Ecoutons quelques vers de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore (1786 – 1859), extraits de ceux écrits en décembre 1840 sur l’Inondation de Lyon de cette-là.
C'est un coin du déluge, un fléau dans son cours;
C'est un peuple qui meurt, et qui crie : Au secours!
Un reste de soleil animait la nature,
Et de Lyon la triste égayait la toiture.
Les vieillards prédisaient pourtant de sombres jours;
Car les Alpes fondaient, et l'eau montait toujours.
De pauvres artisans retardés dans la rue
Ont vu causer le Rhône avec
Et voilà qu'au milieu d'une nuit immobile,
Deux fleuves mugissants ont traversé la ville.
Voilà que l'eau s'étend où l'homme avait marché,
Et qu'un peuple s'éveille en ce linceul couché.
Le torrent qui détruit le pied de sa demeure
Lui répond : C'est la mort! Quand il demande l'heure;
Plus loin, on entendit sous un pont qui croula :
Arrière, peuple, arrière! On ne marche plus là!
Mais l'homme, dans sa force, est partout refoulé;
Chaque rue est un lac où l'abîme a roulé.
Quelques vers plus loin Marceline Desbordes-Valmore achève le poème ainsi :
La prière a monté : Lyon ne mourra pas! Dernier vers à rapprocher des prédictions de Marie des Terreaux qui, dans ses prophéties annonçaient : Notre-Dame de Fourvière doit obtenir miséricorde pour le reste de la ville.
La dernière grande crue à Lyon fut celle de 1856 qui causa des dégâts énormes dans le territoire de la rive gauche, en pleine période de construction, et qui entraîna la mort de dix-huit personnes dans la commune de
Pour comprendre l’importance de ce nombre de morts, relativisons par rapport à la population de New York, proportionnellement cela correspondrait à 1260 personnes pour ce quartier.
Cette inondation demeure une référence et fut à ce titre abondamment commentée.
Je vous épargnerai les modalités de la submersion au cours des inondations, laissons-là ces aspects techniques. Je vous épargnerai aussi ce qui fut réalisé afin de circonvenir les débordements du Rhône à Lyon.
Cependant, Lorsque notre ciel à torrent se déverse en pluies ses larmes, j’interroge les visionnaires en plagiant Voltaire :
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes:
"Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes"?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants?
Qu’Ainay, que
Tsunami, déluges, inondations nous délivrent un message. Si Dieu sait tout, voit tout, peut tout et donne à chacun selon son mérite, pourquoi prier ? L’alliance d’un Dieu avec les forces du mal pour vérifier la loyauté d’un être en lui faisant tort est immorale. Croire en un Dieu assurances-tous-risques, un Dieu qui règne sur tout et que l’on peut séduire par des sacrifices et de bonnes actions est un leurre infantile. Quelle religion peut espérer bâtir une foi sur des cadavres, sur des catastrophes. Si je voulais croire en un Dieu-juste-qui-agit-dans-l’Histoire, je devrais conclure que les bourreaux sont les bras agissants de ce Dieu qui éprouve la foi, Hitler un de ses serviteurs. Dieu meurt à chaque fois qu’il ne sauve pas ses fidèles en péril et cette mort est une bonne nouvelle parce que ce Dieu est une imposture des clercs qui choisissent d’imposer dans leur loi ce qui leur paraît être le bien et le mal. Les religions, lorsqu’elles ne forment qu’un ensemble de contraintes et d’obligations dont le but est de plaire à Dieu, ne conduisent qu’à l’illusion d’un bonheur de soumis qui tire son plaisir du plaisir supposé de Dieu, un Dieu menteur qui avait promis à Noé, « les eaux ne seront plus pour le déluge, pour détruire toute chair (genèse, 9,15). La passivité de ce Dieu, au cours des catastrophes naturelles nous révèle que Dieu n’est ni providentiel, ni acteur du monde. La mâchecroute est un signe qui clame : tout ce que vous croiriez d’un Dieu qui punit ou qui protège est faux.
Alors existe-t-il un Dieu autre, autrement ? Mais cela est une autre interrogation.