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Miroirs

4 Juin 2018 , Rédigé par elle est parce qu'ailée Publié dans #planches maçonniques

Et si ce que nous donne le monde n’était qu’un reflet de ce que nous donnons au monde ?

 

C’était pour lui l’Orient, une terre sans limite où tout est spiritualité. Ce jour-là, il y avait un grand bleu dans le ciel grec.

 

Levant les yeux, Egnalos parcourut les mots gravés dans la pierre de l’architrave du frontispice de ce temple de Delphes dédié à la Pythie. L’oracle d’Apollon, « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les dieux », s’y détachait. Il n’avait pas besoin d’épeler les mots, il les connaissait ; Socrate les avait déjà désignés à son attention. Platon, dans le Xénophon, lui avait laissé entrevoir leur importance : « Connais-toi toi-même », à comprendre comme une injonction initiatique, comme un viatique pour entrer dans le Temple, à prendre comme une clef pour passer le seuil. Certes, mais comment faire ?

 

Tournant son regard, Egnalos examina ce qu’il pouvait constater sur lui. Évidemment, il ne pouvait voir de son corps que ses bras, ses jambes, son torse, rien de son dos, rien de sa face. Comme un aveugle, il effleura de ses mains la forme de son visage. Que suis-je ? Le questionnement, le quoi, était déjà inscrit dans son patrimoine d’humanité parce que le premier homme biblique, Adam, s’écrit en hébreu aleph, dalet, mem, lettres qui écrivent aussi le mot ma, le quoi, la question existentielle. C’est avec le questionnement que les Hébreux furent nourris dans le désert de l’exode, avec la manne, en araméen, le mahanou, le « qu’est-ce que c’est ? ».

 

Egnalos se sentit comme le reflet du monde, microcosme, image fractale d’une création qui inscrit dans son être les proportions mystérieuses et universelles que les nombres révèlent et qui furent chantés par Pythagore. Le nombre d’or harmonisait si simplement les rapports entre son empan et sa palme, entre les différentes parties de ses mains, de ses bras, ceux de sa hauteur et de la place de son nombril, trace cicatricielle de sa génération. Est-ce cela connaître l’Univers ? L’univers est en nous. De contenu, nous devenons contenant, ce qui nous paraît étranger devient étrangement nous ; c’est ainsi que dans un éclair de génie, le géomètre Thalès, devant une pyramide, recrée le tout à partir d’une fraction analogique.

 

Soudain Egnalos eut peur, il avait perdu l’image de son visage. Il lui fallait un miroir. S’éloignant du Temple, il chercha un corps suffisamment poli, une surface de réflectance, une pierre polie comme l'obsidienne, ou un morceau de verre, ou un bout de métal ou encore tout plan d’eau avec une onde calme qui lui renverrait son image symbolique ; forcément symbolique, pensa-t-il puisque je me reconnais dans cette image à deux dimensions, alors que j’existe dans la réalité de la troisième dimension.

 

Il trouva un tesson de bouteille et s’en servit comme d’une psyché. L’objet, concave d’un côté, lui fit songer à ces miroirs ardents, capables de concentrer l’énergie solaire au point que Lavoisier l’utilisa pour fondre l’or. Il songea, aussi, à ces calices qui, suivant leurs formes et leurs angles de réfraction retiennent ou renvoient la lumière après l’avoir reçue. Il sourit en retournant ce miroir de sorcière. Il voyait s’y refléter, dans sa courbe convexe, ce qui l’entourait. La forme captait des images au-delà de son champ de vision, devant lui, derrière, en haut, en bas, mais sa propre image était déformée. Alors, en dévoilant, le miroir ment-il aussi ?

Dans le fond, il ne se connaissait pas vraiment. Ce que nous aimons finalement en notre personne, conclut-il, au stade de sa réflexion devant le miroir, c’est un « autre » mis au devant de nous. Nous sommes, sans le savoir incomplets, inachevés. Il y a une habitude à se voir ; une telle habitude que c’est à mon image inversée que je crois ressembler. Nous sommes souvent surpris de nous voir tel que les autres nous perçoivent. Il faut un jeu de doubles miroirs pour annuler l’effet d’optique et remettre le reflet à l’endroit, il faut le regard de l’autre pour compléter la vérité de notre être. C’est la réponse à la question « êtes-vous franc-maçon » qui le dit explicitement, « mes frères me reconnaissent comme tel ». Plus encore,  admettre le regard-miroir de l’autre qui en fait un pygmalion de notre histoire.

 

Egnalos trouva, non loin de là, une mare sombre et claire à la fois. Il s’assit, se pencha. Une métamorphose ! Il était, à la fois, au bord de l’eau et dans l’onde calme et comme un atome vu par la physique quantique, il se trouvait à deux endroits à la fois, il était dans un état superposé, à la fois ici et là-bas. Si près de son reflet aqueux, comment ne pas se rappeler Ovide ?

 

Liriopé, la nymphe bleue, eut un fils du dieu du fleuve, Céphise, qui la viola. Narcisse fut le nom de l’enfant qui naquit à Thespies, en Béotie. Le divin Tirésias prédit que Narcisse vivrait très vieux à condition qu’il ne se voie pas. Et Narcisse grandit, et Narcisse devint beau. Parmi ses amoureuses, la nymphe Écho fut repoussée et en réclama vengeance. Ce fut Némésis qui, dans l’eau claire d’une source, fit voir à Narcisse son reflet dont il en tomba amoureux. Se rendant compte que l’amour pour soi-même est vain, Narcisse dit adieu… adieu lui répondit Écho. Et, posant sa tête fatiguée sur l’herbe verte, Narcisse ne fut plus.

 

Que de légendes autour de ce psychodrame ! Que l’eau dans laquelle Narcisse se noie soit en fait celle de l’image de son père Céphise qui abusa sa mère, que son reflet soit celui d’une sœur jumelle morte qu’on lui prêtait et que son amour pour elle l’ait conduit à la rejoindre ou que ce soit la punition d’un amour de soi-même, ce sont toujours des interprétations psychanalytiques dans lesquelles ce sont les traumatismes qui triomphent. Quel terrible destin de mourir parce que nous avons entrevu ce que nous sommes. Dans le rituel d’initiation au RÉAA, le miroir présenté à l’impétrant, lors de la cérémonie d’initiation, a pour signification  que son reflet est le plus grand ennemi avec lequel il faut se réconcilier ; évocation là encore psychologique. L’inconscient serait-il notre pire ennemi comme les freudiens veulent le laisser croire ?

Et pourtant, ce n’est pas ce que propose le Gnothi seauton, le « connais-toi toi-même » qui est connaissance pour vivre et non pour mourir, pour vivre, non seulement avec soi-même, mais avec les autres. Socrate est explicite : « Celui qui ignore ses capacités ne se connaît pas lui-même… Ceux qui se connaissent eux-mêmes savent ce qui leur convient et, distinguant ce qu’ils savent, ils se procurent ce dont ils ont besoin et ils sont heureux… Ils ont capables également de jauger les autres hommes et, se servant d’eux, ils se procurent des biens et évitent des maux ». Il s’agit bien de connaître ses limites ; cela se fait par un état de conscience, pas d’inconscience. C’est un rapport aux autres, une indication de juste mesure, celle qui fait se courber pour passer une porte basse, par exemple. Cette injonction a quelque chose d’initiatique et indique une démarche progressive. La phronésis, la sagesse pratique, est une incitation à la réserve par le savoir, une modération dans le plaisir. Pour Socrate, la vocation morale de l’être est dans la tempérance et la mesure, dans la connaissance de notre portée. Le miroir n’est pas seulement un appel à une introspection, c’est surtout à une mise en relation de l’être avec ses limites. Se regarder pour se connaître, c’est ne pas rester médusé par son propre reflet, rester figé dans une dimension achevée,  mais c’est ouvrir son visage sur l’altérité, avec l’humilité qui fait place à l’autre en l’acceptant dans la lumière nécessaire pour le voir. D’ailleurs le mot «  miroir » fut utilisé pour un genre littéraire né au Moyen Âge, il désignait des ouvrages destinés à conseiller le lecteur sur des questions morales. Les premiers exemples du genre remontent au IXe siècle et dans la tradition chrétienne, le Miroir sans tache (speculum sine macula) est le symbole de Marie, mère de Jésus où l'Eternel se reflète.

 

Il faut de l’expérience pour se connaître, il faut nous voir réagir à nos épreuves en ajustant nos notions de bien et de mal à celles fournies par les dogmes, les idéologues et autres catéchismes. Il faut mesurer nos convictions à la force de nos engagements en expérimentant le possible de nos vies entre désirs, rêves, attentes et réalités. La sagesse de Salomon n’est-elle pas de considérer comme vain tout ce qui ne dépend pas de nous-mêmes ? Le « connais-toi toi-même » demande de tracer le cercle dont nous sommes centre avec un compas ouvert sur la mesure de notre valeur. Croire que cette mesure est infinie reviendrait à briser le cercle et à renvoyer son centre dans l’infini, de l’autre côté du miroir, du côté des rêves où les lapins blancs en retard peuvent rencontrer Esméralda.

 

Egnalos glissa doucement vers un état proche de la catoptromancie, cet art antique basé sur un phénomène d’autohypnose où la conscience flottante s’abandonne à ses visions intérieures, via le miroir.

L’approche de la vérité de soi se fait dans le champ de la conscience personnelle. Au Rite écossais rectifié, une épreuve du miroir voilé se passe au cours du quatrième voyage de la réception du compagnon. Lorsqu’il lui est présenté, le récipiendaire peut y lire sur un phylactère : « Si tu as un vrai désir, du courage et de l’intelligence, écarte ce voile et tu apprendras à te connaître ». Le miroir donne à réfléchir sur soi et sur le monde. Il vaut mieux réfléchir et ne pas se regarder réfléchir en soi le monde comme une image, mais l’accueillir dans toute sa dimension. N’y a-t-il pas sur une seule goutte de pluie tout le reflet du monde ?

 

Egnalos avait compris que le speculum, autre nom latin du miroir, génère le verbe spéculer, que le visage, dans lequel il se reconnaissait plus ou moins, importait peu, que le continent de complexité qu’il voulait connaître et comprendre, la valeur de son être, c’étaient ses actes qui en dessineraient les contours et que l’amour qu’il pouvait donner et recevoir en reculerait les frontières. Il comprenait mieux ce livre de conte, Le langage des oiseaux, qu’il avait trouvé abandonné sur un quai de gare et qu’il avait ramassé comme si cet ouvrage lui était destiné pour lui délivrer un message. Le langage des oiseaux de Farid ûd-Dîn Attâr est une épopée mystique qui retrace la quête d’oiseaux partant à la recherche de leur roi, le Sîmorgh. Partis par milliers, à la fin de l’épopée, seuls trente oiseaux parviennent au terme de leur quête et peuvent contempler l’oiseau sublime. A ce moment précis et par un subtil jeu de mots, le Sîmorgh devient le miroir de ces sî-morgh («trente oiseaux» en persan) qui découvrent en l’oiseau qu’ils cherchaient le secret profond de leur être. Comme l’a analysé Henry Corbin, « lorsqu’ils tournent le regard vers Sîmorgh, c’est bien Sîmorgh qu’ils voient. Lorsqu’ils se contemplent eux-mêmes, c’est encore Sî-morgh, trente oiseaux, qu’ils contemplent. Et lorsqu’ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique : identité dans la différence, différence dans l’identité. On retrouve ici le concept d’âme du monde identique à tous les êtres, tout en se manifestant à chacun d’eux de façon différente. Maître Eckhart, dans le même sens, affirmait que « le regard par lequel je Le connais, est le regard par lequel Il me connaît ». Le motif central du miroir est de nouveau présent ; la contemplation du reflet de la divinité dans sa propre âme, livrant le secret et donnant l’ultime clé d’accès à la cité intérieure de l’être. Comme la colonne des apprentis, le miroir est une invitation à descendre dans les tréfonds de la conscience de soi, mesurant la pesanteur de ses pensées, de ses actes et de ses propos, puis à s'élever, libéré, régénéré, apaisé et confiant, ayant accédé à un nouveau niveau de conscience.

Egnalos se releva du bord de l’eau, il pénétra dans la lumière de l’air et, de cette matière à voir, il en fit du vent, retenu par la voile de son être, pour amorcer le mouvement. En mettant ses pas les uns devant les autres, il se dirigea vers l’horizon pour le faire reculer. J’entends encore ces paroles de  Rainer Maria Rilke[1] qu’il murmura à cet instant : « Que je sois le veilleur de tous les horizons / Permets à mon regard plus hardi et plus vaste  / d'embrasser soudain l'étendue des mers ».

 

[1]           Le Livre de la pauvreté et de la mort

 
 

 

 

 

 

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